Lettre ouverte à Monsieur le Garde des Sceaux, Gérald Darmanin

IED • 18 novembre 2025

Monsieur le Garde des Sceaux,


Vous avez promis une « révolution » judiciaire : rendre justice aux victimes, trop longtemps reléguées au second plan. « On va changer totalement le paradigme du ministère de la Justice », avez-vous déclaré mardi dernier. Mais la veille, vous appeliez les juridictions à « faire de l’aide aux victimes une priorité ».


Permettez-moi, Monsieur le Ministre, de vous parler des victimes. Les vraies. Celles qu’avec les équipes d’Innocence en Danger je côtoie depuis les 26 ans que j’ai fondé l’association.


Les chiffres qui devraient vous interpeller


D’après l’édition 2025 du Service de la Statistique, les chiffres 2024 confirment un constat alarmant : la création des cours criminelles départementales (CCD) est un échec, avec un impact négatif sur la justice pénale.


Sur sept ans, le nombre de décisions en première instance a chuté de 31% en matière criminelle et de 28,5% en correctionnel.


En matière criminelle :


Entre 2014 et 2017, les cours d’assises rendaient en moyenne 2 642 décisions par an. Depuis les CCD, la moyenne s’est réduite à 2 049 décisions (2021-2023). L’année 2024 marque un effondrement : seulement 1 772 décisions (1 178 par les assises, 594 par les CCD), soit une chute de plus de 31%.


En quatre ans (2021-2024), seules 7 919 décisions ont été rendues, contre 10 568 si le rythme antérieur avait été maintenu. Sans les CCD, 2 649 dossiers supplémentaires auraient pu être jugés.


Ce retard explique les propos du procureur général Rémy Heitz le 9 janvier 2025 : « Nous allons dans le mur ». 4 000 affaires criminelles restent en attente, contre 2 000 il y a cinq ans. Sans les CCD, ce stock serait inférieur à 1 400.


Qui osera encore dire que les CCD sont un succès et qu’il faut les étendre avec une CRPC criminelle, comme le prévoit le projet « SURE » ?


En matière correctionnelle :


En 2024, les tribunaux ont rendu 614 704 décisions, un chiffre en apparence supérieur aux années précédentes. Mais cette progression masque une réalité inquiétante : les procédures sans débat contradictoire remplacent les jugements.


Les ordonnances pénales ont explosé : 222 214 en 2024 contre 155 165 entre 2014-2017 (+43%). Les CRPC : 101 271 contre 72 921 précédemment (+39%). Pendant ce temps, les jugements correctionnels sont tombés à 232 549, contre 325 163 en moyenne sur 2014-2017, soit -28,5%.


Ce que ces chiffres signifient pour une enfant violée.


Permettez-moi de traduire ces statistiques en réalité humaine, Monsieur le Ministre.


Chaque dossier en attente, c’est un enfant qui attend. Un enfant de 8 ans violé par son beau-père qui devra attendre trois, quatre, cinq ans avant que justice soit rendue. Un enfant qui grandira dans l’angoisse de croiser son agresseur dans la rue. Un enfant qui ne pourra pas commencer à guérir tant que la justice n’aura pas reconnu ce qu’il a subi.


Quatre mille affaires criminelles en attente ? Ce sont quatre mille victimes — souvent des enfants — maintenues en suspens. Quatre mille vies gelées. Quatre mille traumatismes qui s’aggravent chaque jour que dure l’attente.


Et pendant ce temps, 2 649 dossiers qui auraient dû être jugés ne l’ont pas été à cause d’une réforme ratée.


Vous parlez de « sanction utile, rapide et effective ». Mais que signifie « rapide » ? Remplacer la justice par une chaîne de montage ?


Une victime d’agression sexuelle n’a pas besoin d’une procédure « rapide » sans débat contradictoire. Elle a besoin d’être entendue. D’être crue. De voir son agresseur répondre de ses actes devant un tribunal. De pouvoir dire, en face, ce qu’elle a subi.

Une « justice rapide », c’est 28,5% de jugements correctionnels en moins, donc 28,5% de victimes en moins qui ont pu s’exprimer, être entendues, exister.


L’aide aux victimes, une priorité ?


Vous appelez les juridictions à « faire de l’aide aux victimes une priorité ». Mais comment le peuvent-elles quand les cours d’assises — seul lieu où les victimes de crimes peuvent vraiment être entendues — rendent 31% de décisions en moins ?


Monsieur le Ministre, je dirige une organisation qui accompagne environ 400 dossiers d’abus sexuels sur mineurs par an. Je sais ce qu’est une victime. Je sais ce dont elle a besoin. Et ce dont elle a besoin, ce n’est pas des réformes cosmétiques.


Elle a besoin :


- Que son dossier soit traité dans un délai raisonnable — pas dans cinq ans

- Que son agresseur soit jugé et condamné — pas qu’on lui propose un deal en CRPC

- D’être entendue par un tribunal — pas traitée comme un numéro de dossier

- Que la justice investisse les moyens nécessaires — pas qu’elle invente des raccourcis pour masquer son effondrement


Face à l’échec, que proposez-vous ?


Le projet « SURE » prévoit une CRPC criminelle : une procédure expéditive pour des crimes. Pour des viols. Pour des meurtres.


Une victime de viol pourrait donc voir son agresseur échapper aux assises grâce à un accord préalable. Plus de débat public. Plus de confrontation. Plus de jury populaire. Juste un deal entre le parquet et l’accusé.


Vous appelez ça « rendre justice aux victimes » ?


Si vous vouliez vraiment aider les victimes, voici ce que vous feriez :


1.   Évaluer l’efficacité des CCD,

2.   Recruter massivement des magistrats formés car vous ne pouvez pas rendre la justice rapidement avec des juridictions asphyxiées,

3.   Former les professionnels — Juges, avocats, policiers doivent être formés à l’audition des victimes, en particulier des enfants,

4.   Créer des chambres spécialisées; Les abus sexuels sur mineurs nécessitent une expertise spécifique,

5.   Investir dans l’accompagnement,

6.   Les associations ont besoin de moyens. Pas de discours,

7.   Déployer les technologies de détection— Des outils existent pour traquer les contenus pédopornographiques.


Sans oublier que les CCD monopolisent 5 magistrats professionnels où la Cour d’assises n’en nécessite que 3… Dans notre système où le manque de magistrats est un facteur de paralysie, l’incohérence du projet saute aux yeux… sauf à imaginer qu’il s’agit uniquement d’économiser le coût des jurés.


En revanche la Cour d’assises impose une forme de pédagogie à l’égard des jurés lors de l’audience, qui profite également aux victimes…


La pénurie de places en CCD pousse les juges d'instruction à reclasser les faits, une démarche qui dilue la gravité des actes, dont les conséquences sont très négatifs autant pour la victime que pour l’accusé.


La vérité, Monsieur le Ministre, c’est que vous ne voulez pas investir les milliards nécessaires pour une vraie justice. Vous ne voulez pas recruter des juges. Donc il faut supprimer les procès.


Et pendant ce temps, les vrais prédateurs — ceux qui ont les moyens de se payer les meilleurs avocats, de faire traîner les procédures, d’intimider les victimes — continuent à circuler librement.


Parce qu’une « justice rapide », elle ne s’applique qu’aux pauvres, aux faibles, à ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre.


Rencontrez les victimes que nous accompagnons.


Regardez dans les yeux un enfant de 10 ans qui attend depuis trois ans que son violeur soit jugé. Expliquez-lui pourquoi votre réforme des CCD a fait exploser les délais. Expliquez-lui pourquoi la « justice rapide » que vous promettez, ce sont des ordonnances pénales pour petits délinquants, mais pas pour son agresseur.


Les actes parlent plus fort que vos mots.


En attendant votre « révolution » judiciaire, nous continuerons de faire notre travail. À accompagner les 400 dossiers par an. À tenir la main des enfants traumatisés. À les aider à survivre aux délais que vous avez créés. À leur expliquer pourquoi la justice qu’on leur a promise n’arrive jamais.


Nous continuerons à ramasser les morceaux de ce que votre système brise.


Parce que si les victimes étaient vraiment une priorité, vous auriez investi les moyens nécessaires pour une vraie justice.


Face à une telle dégradation, qui peut encore se satisfaire d’une réponse pénale de plus en plus appauvrie, où la simplicité procédurale remplace le contradictoire et fragilise la justice de fond ?


Il est urgent de repenser ces réformes avant que la justice pénale ne perde définitivement sa crédibilité et sa capacité à juger équitablement.


En vous priant d’agréer, Monsieur le Garde des Sceaux, l’expression de ma considération vigilante,


Homayra Sellier

Présidente et Fondatrice, Innocence en Danger

Vingt-six ans au service des vraies victimes

Voir tous les évènements

Partager cet article

Retour aux actualités