Lettre ouverte à Gabriel Matzneff

Homayra Sellier • févr. 24, 2021

Paris, le 23 février 2021


Monsieur Matzneff ,


Vous avez récemment déclaré lors d’une interview et concernant les enfants philippins évoqués dans vos ouvrages : « Naturellement, je regrette. A l’époque, on parlait de détournement de mineurs, d’incitation de mineurs à la débauche, d’atteinte à la pudeur. » A une question de la journaliste, vous ajoutiez : « On peut parfois faire des choses sans y penser. Je dois dire qu’à l’époque, personne ne pensait à la loi. On faisait des choses interdites, c’était tout-à-fait regrettable. »


Ainsi, vous étiez donc conscient, à l’époque déjà, qu’il s’agissait bien, sinon de crimes (ce que vous déclarez avoir ignoré jusqu’à ce jour), au moins de délits punissables par les lois communes qui protègent les plus vulnérables, à savoir les enfants. Ce que vous appelez, avec ce ton qui se veut délicieux et léger qui vous caractérise, « des galipettes exotiques ». Mais peut-être avez-vous eu aussi, devant les réactions indignées du moment présent, le regret rétrospectif d’avoir reconnu tous ces événements par écrit. Pourtant, si vous regrettez, c’est bien que les choses s’étaient déroulées telles que vous les aviez couchées sur la papier, et non de pures fictions littéraires ou autres fantasmes d’écrivain.


Mais bref, tout ceci est désormais prescrit et il semble inutile, vous en conviendrez aisément, d’y revenir sans cesse. C’est « regrettable » comme vous dites, mais le mal est fait.


Vos « regrets » toutefois, que l’on peut penser soit sincères, soit uniquement dictés par les circonstances du moment, ne vont pas jusqu’à s’étendre aux actes, que vous savez maintenant répréhensibles, commis sur le territoire français. Ainsi, avez-vous pu constater que, contrairement aux « gosses » philippins, les jeunes victimes d’ici (puisque c’est le mot, puisque ce sont des délits, voire des crimes), devenues maintenant adultes, relèvent la tête et réagissent même sur votre autre territoire de prédilection qu’est la littérature. Ces réactions, vous l’avez dit, vous ont beaucoup chagriné. Tant d’incompréhension, après tant de bonheur passé et de souvenirs que vous pensiez heureux, restait, pour vous, incompréhensible. Et vous pouviez également imaginer qu’à cette époque de liberté l’entier soutien (et même l’admiration) d’une large part du monde intellectuel, littéraire et artistique vous était acquis. Et que jamais, reproche ne vous avait été fait de parler de tout cela, bien au contraire. Une fois de plus, ces choses hier innocemment commises sont-elles devenues regrettables aujourd’hui.


Mais encore, aviez-vous écrit et publié à l’époque, dans le chapitre intitulé « L’Enfant » de votre ouvrage Les Passions schismatiques (1977) : « Mes amis pédophiles peuvent témoigner que ce n’est qu’exceptionnellement que j’utilise le réseau de notre secte, où l’on se refile les gosses. » Cela serait faire injure à votre culture de vous rappeler l’origine du mot « réseau », même si le terme « secte », qui fleure sa petite religiosité d’initiés, est très certainement employé de manière ironique, à moins qu’il ne soit tout simplement amical. Mais de qui et de quoi sont donc faites les mailles de ce « réseau », dont on entend souvent dire qu’il n’existe en rien? Vos amis pédophiles sont-ils ceux qui détournent aujourd’hui le regard et qui vous abandonnent ? Qui sont-ils donc ? Où sont-ils donc ? Car ce que vous acceptez de reconnaître maintenant comme des choses « interdites», eux aussi n’en sont-ils pas un peu responsables de leur côté ?


N’est-il pas nécessaire de révéler à toute autorité administrative et judiciaire les informations tues jusqu’à présent? Si les « réseaux » sectaires dont vous faites état existent bien, si vous avez encore des « amis pédophiles », et quand bien même les potentielles victimes seraient aujourd’hui devenues majeures, vous risquez, en conservant le silence, de vous rendre coupable de non- dénonciation d’agressions ou d’atteintes sexuelles infligées à un mineur (article 434-3 du Code Pénal). La loi peut sembler dure, mais c’est la loi. Après des regrets sincères, on s’élève toujours, quoi qu’il en coûte, à dire les choses jusqu’au bout.


En effet, l’expression de vos regrets ne peut malheureusement suffire. Elle doit s’accompagner d’actes, vraiment. C’est pourquoi, pour les victimes, au nom de la vérité et de la justice des hommes, nous vous demandons instamment, Monsieur Matzneff, de porter à la connaissance des autorités compétentes toute information dont vous disposeriez sur l’existence de potentiels réseaux pédophiles, ainsi que sur les personnes possiblement impliquées dans la commission d’agressions sexuelles et de viols sur mineurs. Et cela, quand bien même les faits seraient prescrits. Il ne vous a pas échappé qu’une grande douleur n’est jamais prescriptible, pas plus la vôtre que celle des victimes; car c’est malheureusement dans la douleur qu’elles ont vécu ces choses en votre compagnie; même si votre point de vue personnel et vos souvenirs restent bien éloignés des leurs.


Vous serez jugé en septembre de cette année pour « apologie de la pédophilie ». Le chemin de la beauté est, décidément, semé d’embûches.


Tout en ayant refusé de lire l’horrible ouvrage si injuste et méchant à votre endroit de Vanessa Springora Le Consentement, vous prenez cependant la peine de lui répondre. Ce dernier livre sorti de votre plume, dont je n’ai connaissance que par les extraits publiés dans les médias, est élégamment titré Vanessavirus. C’est donc bien toujours la faute des femmes. Et devenues, malheureusement grandes, ces anciennes fillettes qui faisaient votre joie, ne se répandent plus partout que comme une maladie mortelle. Ce livre de votre cru, que vous rêvez sans doute comme un ultime et déchirant chant du cygne, se publie et s’écoule, selon vos dires, comme un« samizdat », écrit, non du goulag, mais d’un hôtel italien, votre camp de travail et d’internement à vous. Les grands mots, pas plus que les grands évènements, tous et constamment ramenés à votre propre personne, ne vous effraient en rien, puisque vous convoquez même, avec une originalité qui honore votre pensée, le Capitaine Dreyfus : « Le brave capitaine Dreyfus était innocent. Moi, je ne le suis pas. Je suis coupable d’avoir adoré la liberté, la beauté, l’amour. »


Vous terminez votre ouvrage, qui s’écoule sous le manteau, par ceci : « J’ai survécu au coronavirus. Je ne survivrais pas au Vanessavirus. Je mourrai ostracisé, exclu, réduit au silence, innommable. A supposer qu’elle advienne, ma réhabilitation sera posthume. »


De votre vivant, une forme de rédemption serait pourtant possible. Rendez service aux enfants, Monsieur Matzneff.

Car la recherche de l’amour et de la beauté passe toujours par celle de la vérité.


Pour Innocence en Danger

Homayra Sellier, Présidente et Fondatrice

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